GRANDIOSE ! Puisse ce texte nous inspirer tous

Une magnifique lettre ouverte de Matthias Langhoff au directeur de la Scène Nationale de Chalon sur Saône.
« Changez le monde, il en a besoin » (Brecht).
"Viens dans l'ouvert" (Hölderlin)
EXTRAITS
Cher Nico,

En ce qui concerne le théâtre, je ne crois pas être trop grand pessimiste quand je suppose que les scènes ne seront plus accessibles à un public de masse jusqu’à la fin de cette année. Si elles étaient rendues accessibles, on peut se demander pour combien de spectateurs, et à quelle distance les uns des autres, cette ouverture resterait justifiable économiquement. La question se pose aussi de qui fréquentera encore les théâtres si cette fréquentation est liée à des risques pour la santé. La disparition de ce qu’on appelait administrativement jadis « spectacle vivant » signifie une catastrophe économique pour un nombre monstrueux de gens, et pour longtemps.

Pourtant il y a bien dans cette crise, que nous appelons encore « crise du Corona » au lieu de l’appeler crise du système, une opportunité. Qu’il ne puisse y avoir de représentations publiques ne signifie pas qu’on ne puisse produire dans les lieux de représentations 

On dit que toutes les mesures prises en ce moment le sont surtout pour protéger les gens âgés, dont je fais partie, car ils seraient les plus menacés par le virus. C’est grotesque, mais nous, les vieux, serons au contraire les moins touchés par les conséquences de la crise. Nous, ou moi, vivons de petites retraites et avons été depuis longtemps exclus du processus productif. C’est pourquoi je sens qu’il est de mon devoir de dispenser des conseils. Aujourd’hui les artistes qui dirigent les théâtres ne sont plus des hommes d’Etat, plutôt des propriétaires à durée déterminée, alors les retraités, je pense, peuvent se conduire à nouveau comme des hommes d’Etat.

J’écris pour demander à l’Etat un programme d’aide d’urgence jusqu’à fin de la saison 2020-21, à effet immédiat et sous conditions précises. A savoir un programme qui mise sur un travail culturel subventionné et même payé par l’Etat, et non sur sa vente.

Des expérimentations...
Ce programme d’aide d’urgence devrait soutenir des essais (Versuche), c’est-à-dire des expérimentations, pour inciter l’art théâtral à développer une autre relation à son public et à son environnement. Je pense à des tentatives d’utiliser le théâtre pour des recherches scientifiques ou sociales ou dans le domaine de l’action sociale. Par exemple, jouer des tragédies grecques en cuisinant un repas pour des personnes démunies, avec le partage de la nourriture que cela implique. Le tout serait filmé comme contribution à l’art culinaire. Peut-être que des criminologues pourraient aussi utiliser le théâtre pour remettre d’aplomb la justice ?

Une autre direction possible, ce sont les essais qui visent, à partir du théâtre, à se tourner vers la caméra. Je ne parle pas des captations de spectacles et de leur façon de tout aplatir ou de détruire le travail, mais d’un autre langage formel, d’un ciné-théâtre. Capable de délivrer les images du carcan de l’authenticité et de leur accorder plus de profondeur spirituelle. On trouve des exemples de ce que je veux dire, de façon impressionnante, dans le Casanova de Fellini.

Pendant cette crise du Corona, nous sommes obligés de vivre devant des écrans de télévision ou d’ordinateur. Je me rends compte avec surprise du peu de matériel nécessaire (la caméra d’un ordinateur personnel paraît suffire) pour réunir des gens devant un écran. Qu’ils forment un public ou un cercle de discussion.

À la fin des années vingt du siècle passé commença le règne de la radio. L’appareil au début ne suffisait pas, il fallait aussi s’abonner à la station émettrice. Le jeune Brecht fit des essais, des expériences, avec cette nouvelle technique.
Il écrivit une série de pièces chorales appelées « pièces didactiques » (Lehrstücke), qui, par un jeu en commun, devaient amener professionnels du théâtre et public à un apprentissage mutuel, à une expérience commune. Ces pièces étaient construites selon le schéma de la tragédie grecque dont la fréquentation dans l’antiquité était devoir de citoyen. Dans la proposition de Brecht pour la radio, les comédiens professionnels devaient travailler un morceau du texte sans le chœur comme s’il s’agissait d’une pièce radiophonique, et les textes du chœur, sans le reste, devaient être envoyés aux abonnés de la station, si bien que le soir du direct, les comédiens disaient leur texte devant le micro, et les auditeurs chez eux pouvaient dire les textes des chœurs juste au bon moment, quand les comédiens s’interrompaient. C’était une idée pour délivrer l’auditeur de son état de simple consommateur.

Ce ne sont que des propositions faites à la va vite pour montrer qu’on peut trouver dans cette crise quelque opportunité pour rénover l’art théâtral.

Matthias

PS- Cette lettre, j’aimerais l’envoyer à d’autres amis et ennemis : peut-être qu’à plusieurs on peut faire bouger quelque chose dans cette époque de plomb. Le premier signe printanier d’un tournant dans la pensée, je l’ai vu dans l’assurance que tout est fait pour nous protéger, nous autres les vieux. Et que la solidarité avec nous est chose acquise. C’est déjà quelque chose. Après tout, on aurait pu aussi nous supprimer pour raisons économiques. Le slogan de toutes les dictatures, « tout pour notre jeunesse », paraît ne plus être à l’ordre du jour. Peut-être qu’à l’avenir nous autres les vieux trouverons à nouveau une place au théâtre. Notre contribution pourrait être l’expérience, et la générosité sans laquelle il n’y a pas d’art.

LETTRE INTEGRALE ICI 

"Casanova", de Fellini

"Casanova" de Fellini

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