QUESTIONS SUR KOLTES (et vidéo passionnante)


A l’intention des koltésiens - de la part du groupe du mardi

Je ne sais pas vous, mais nous, nous nous interrogeons 
Quoi faire des notes de mises en scène et des interviews de Koltès sur ses pièces ? 

Les traiter comme un texte sacré ? Les suivre à la lettre ?

Faut-il leur « obéir » ?
Ou bien les traiter comme on ferait avec les didascalies ?  des signes indicatifs  de -
Les traiter comme du texte.
Quelle est leur part de vérité ? de provocation (secouer le vieux cocotier) ?

De mémoire:
« Parler rapidement comme quelqu’un qui aurait envie de faire pipi» 
« L’hostilité est un acte de guerre sans motif »
« aucune scène n'est écrite comme une scène d'amour » etc…

Quoi faire de tout cela ? Qu'en faites-vous ?
Sur Quai Ouest, les interrogations sont assez infinies. Beaucoup plus que sur la Solitude, laquelle offre, en apparence plus de liberté je trouve.

Or, sans nous prendre pour Chéreau, force est de constater que nous sommes plongés comme lui, dans les mêmes problématiques et au coeur même de ce dialogue enfiévré (de fascination, de désir autant que de combat) entre lui et Koltès.
Un dialogue vraiment précieux et riche car, à sa lecture, nous mesurons l’épaisseur de cette obscurité (du hangar ?) dans laquelle nous errons et qui caractérise Koltès et qui fait que nous savons pourquoi ii nous happe autant, ses pièces étant à l’image de l’énigmatique Abad, nous renvoyant finalement qu’à notre propre quête. Notre propre identité.
La vie aura toujours le dernier mot car c’est elle, l’énigme. Ainsi de Koltès.

Donc, bon. A ce stade-là, mais peut-être évoluerons-nous ailleurs dans qq mois ? humilité de ceux qui avancent et qui écoutent comment ces deux grands s’empoignent et cherchent à se fondre ou à se donner.
En langage plus cru: nous avançons donc à petit pas. Déjà, ne pas glisser. Habituer nos yeux à cette lumière si caractéristique.

Des extraits ci-dessous du livre de A. F. Benhamou: Patrice Chéreau, figurer le réel" qui relate de manière très claire ce dialogue.
(j’ai un peu coupé et rendu le texte plus clair avec des titres)

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De Quai ouest, à la Solitude

La Solitude de 1995 repose sur une architecture paradoxale. Le premier de ces paradoxes est bien connu : c'est avec un texte que Koltès écrivit en partie contre le théâtre - et plus précisément contre la façon de Chéreau de faire du théâtre - que celui-ci imposa à la scène un auteur dont les deux premières pièces jouées à Nanterre avaient suscité, pour Combat de nègre, un intérêt mitigé, et pour Quai ouest, un accueil assez froid. 
Les difficultés rencontrées par l'auteur puis par le metteur en scène sur Quai ouest sont d'ailleurs pour beaucoup dans les décisions artistiques qui aboutirent, pour Koltès à l'écriture de la Solitude, et pour Chéreau à sa première mise en scène de l'œuvre. L'un et l'autre choisirent de travailler à contre-pied de leur expérience précédente.

La création de Quai Ouest 

On sait que Koltès, ébranlé par les questions théâtrales et dramaturgiques soulevées par Chéreau pour Combat de nègre et de chiens, s'était acharné à parfaire la composition dramatique de Quai ouest, s'imposant de strictes règles de construction. C'est à cette époque qu'il déclarait avoir compris et reconnu la règle des trois unités, et travaillé jusqu'à l'insomnie pour plier sa pièce aux nécessités de la scène. 
De son côté, Chéreau avait voulu offrir à ce texte la grande salle de Nanterre ainsi qu'une scénographie sobre mais très spectaculaire, volontairement non littéral : de grands containers mouvants structurant un espace relativement abstrait, au lieu du hangar de la pièce - lieu capital mais peut-être trop chargé de sens par Koltès, trop scénographique par avance pour ainsi dire, pour être figuré.
Quoi qu'il en soit, la violence et l'urgence du texte, sa fable même, l’histoire d'un groupe d'« exclus », disparaissaient dans cette composition théâtrale très élaborée. Malgré l'intensité passionnelle du jeu propre à la scène de Chéreau, cette approche raffinée et indirecte interdisait l'accès à la brutalité de certains enjeux, à la référence au réel, au sens : la pièce resta incomprise.

Une radicalité revendiquée: « Si un chien rencontre un chat »

Sans qu'il y soit fait d'allusion explicite, c'est bien le contrecoup de cet échec de Quai ouest qu'on entend dans les déclarations de Koltès lors de la création de la Solitude :
Je ne voulais plus affronter les problèmes du théâtre - les impératifs techniques. J'avais l'impression de me perdre un peu. J'avais besoin de retrouver ce qui touche à l'écriture, voir où j'en suis. J'ai voulu entrer directement dans le thème que j'essaie à chaque fois d'aborder, et qui se noie. Quand on raconte une histoire, quand on écrit des relations amoureuses, on évite le sujet, le principal ; c'est-à-dire que les rapports entre les gens, les coupures entre eux, ne relèvent jamais du sentiment, ni du désir, ni de ces choses-là. Pour être sommaire, le monde pourrait se diviser entre ceux qui sont complices et ceux qui se détestent sans aucun motif objectif. Et, naturellement, j'ai envie de parler des gens qui se détestent.
Clairement, il s'agit là d'une déclaration de guerre à ce qui a toujours été considéré comme une des caractéristiques majeures de l'art de Chéreau : la mise en scène du désir et des affects passionnels comme « sujet principal ». 
À quoi Koltès oppose l'« hostilité, qui n'est pas un sentiment, mais un acte, un acte d'ennemis, un acte de guerre sans motif », dont il va faire le programme officiel de la Solitude, tel que le revendique le prière d'insérer de la pièce, « Si un chien rencontre un chat »
Dans ce texte volontairement péremptoire - mais au fond très enigmatique -, qui assène comme une évidence la division de l'humanité en « espèces » incompatibles, la métaphore animale sert à récuser toute motivation psychologique :
Les vrais ennemis le sont de nature, et ils se reconnaissent comme les bêtes se reconnaissent à l'odeur. Il n'y a pas de raison à ce que le chat hérisse le poil et crache devant un chien inconnu, ni à ce que le chien montre les dents et grogne. Si c'était de la haine, il faudrait qu'il y ait eu quelque chose avant, la trahison de l'un, la perfidie de l'autre, un sale coup quelque part ; mais il n'y a pas de passé commun entre les chiens et les chats, pas de sale coup, pas de souvenir, rien que du désert et du froid.

Une radicalité-défi /mise en scène

Lorsqu'on connaît le génie de Chéreau, justement, à motiver chaque réplique, et à rendre charnels et lisibles des affects complexes et contradictoires, il est difficile de comprendre ce texte de Koltès autrement que comme une sorte d'injonction indirecte au metteur en scène. Plutôt qu'une profession de foi, cette rhétorique implacable apparaît comme un round de son bras de fer avec Chéreau, ou comme la prolongation d'un rapport de force déjà engagé à l'époque de Quai ouest, pièce devant laquelle il avait posé les mêmes interdits :
On n'a pas le droit d'interpréter aucune des scènes [...] comme une scène d'amour, parce qu'aucune scène n'est écrite comme une scène d'amour. Ce sont des scènes de commerce, d'échange et de trafic, et il faut les jouer comme telles. Il n'y a pas de tendresse dans le commerce, et il ne faut pas en rajouter là où il n'y en a pas
C'est ce refus affiché des sentiments que, dans beaucoup d'interviews qu'il donna par la suite, Chéreau appelle la « radicalité » de Koltès - une forme de violence qu'il considère comme étrangère à son propre univers (au point d'avouer avoir abordé à contresens plusieurs scènes de Quai ouest) et dont il dotera par la suite le personnage du Client. 

Ici, le documentaire de François Koltès sur Chéreau/Koltès, qui rend bien compte, avec des exemples très concrets, tout ce dont parle Benhamou.




En choisissant comme sujet exclusif de la Solitude le deal, il s'agit donc à la fois pour Koltès de ne garder de sa dramaturgie que ce que Strindberg, dans une célèbre comparaison d'une pièce de théâtre à une côte de mouton, appelait « la noix »*, et de mettre le metteur en scène au pied du mur. 
À en croire son auteur, la pièce se réclame en effet d'une relation à la parole exactement inverse de celle que suppose, presque toujours, la direction d'acteur de Chéreau : « Ce n'est pas parce qu'ils s'embobinent l'un l'autre qu'ils se rapprochent l'un de l'autre », énonce Koltès avec une fausse innocence - alors que Chéreau n'a jamais cessé de montrer que ce sont justement l'impossibilité tragique de l'authenticité, la tricherie sur soi, le mensonge, les dérobades, les esquives, qui finissent par créer, au risque de la perversion, les contacts les plus violents et les plus intimes entre les êtres...
Sur le plan formel, le défi jeté par l'écriture de la Solitude est encore plus manifeste : si Quai ouest tentait peut-être d'intégrer l'esthétique de Chéreau - ou éprouvait une difficulté à se débarrasser de son emprise artistique -, ce dialogue ne se soucie plus de départager ce qui ressortit à la littérature et ce qu'il s'y trouve d'éventuellement théâtral ; à l'inverse de la pièce précédente, il n'anticipe ni ne fantasme aucune représentation.


Trahison ?

La tâche de la mise en scène est-elle de « dramatiser » un texte qui s'y refuse, ou de se plier à son injonction ? C'est, entre autres, cette question de fond que l'écriture de Koltès pose alors à Chéreau, dont la réponse, on le verra, variera subtilement.
La relation complexe de ces deux esthétiques théâtrales (avec ce qui s'y engage de différence face au monde, face aux êtres) s'était exprimée dans les productions précédentes (Combat de nègre et Quai ouest) par un jeu subtil de résonances et de discordances. Elle crée cette fois un champ de force propice aux gestes artistiques radicaux.
À l'intransigeance des interdits dont Koltes accompagne son texte répond donc la violence frontale des actes de transgression du metteur en scène
Paradoxalement, c'est en trahissant de façon assumée et revendiquée les intentions de l'auteur sur les points les plus névralgiques - la première fois en se distribuant le rôle du Dealer (que Koltès voulait noir), la seconde en rendant apparent le thème du désir homosexuel (que Koltès voulait exclure) - que Chéreau semble finalement donner à l'oeuvre sa vraie lisibilité, voire son universalité, dans une sorte de triomphe d'une lecture contre-auctoriale. Célébration ou dévoration ?

Il ne s'agit pas, en posant cette question, de remettre en cause la grâce exceptionnelle de la dernière version de la Solitude ; Chéreau y parvient, contre toute attente, à créer un suspense passionnant à partir de l'alternance des longues répliques d'un texte difficile. 
 Mais c'est justement sa réussite qui permet d'interroger l'extrême intelligibilité que cette mise en scène donnait au texte, dans ses moindres détails. Toutes les tensions entre l'écriture de Koltès et l'univers de Chéreau se seraient-elles dissoutes dans un accord final ? Ou bien un tel spectacle ne montre-t-il pas plutôt qu'éclaircir un texte, c'est toujours en même temps l'obscurcir ? 
De façon passionnante et unique - car il s'agit du seul texte auquel le metteur en scène soit revenu à plusieurs reprises -, les versions successives de Dans la solitude des champs de coton par Patrice Chéreau font jouer sur des modes différents, c'est-à-dire avec des charges émotionnelles et donc des effets de sens différents, l'altérité l'une à l'autre d'une écriture et d'une façon d'habiter le plateau.


«En France, je mangeais toujours cinq côtes de mouton, au grand étonnement des autochtones. La côte se composait en effet d'une demi-livre d'os et de deux pouces de gras, que je laissais. À l'intérieur, il y avait un morceau de muscle dorsal, la noix ! C'est elle que je mangeais. Donnez-moi la noix ! voudrais-je dire à l'auteur dramatique. » August Strindberg, Théâtre complet, t. II, Paris, L'Arche Éditeur, 1982, p. 569.

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