DANS LA SOLITUDE DES CHAMPS DE COTON (Chéreau/Claude Stratz) - 1995

DANS LA SOLITUDE DES CHAMPS DE COTON

Il y a dix ans, quand Bernard-Marie Koltès me parlait de la pièce qu'il écrivait et qui allait devenir "Dans la solitude des champs de coton", il me racontait ceci : deux hommes s'abordent qui ne se connaissent pas: dites-moi ce que vous voulez et je vous le vends, dit le premier, et l'autre répond: dites-moi ce que vous avez et je vous dirai ce que je veux. C'est le deal sous toutes ses formes, c'est toutes les formes de deal que la vie propose, c'est la vérité des relations entre les hommes. Ici, deux hommes orgueilleux et tricheurs ; le dealer ne dira jamais ce qu'il propose - mais peut-être parce que c'est lui qui est en manque -; le client exigera toujours qu'on devine ce qu'il réclame - mais peut-être parce qu'il ne sait plus comment on fait pour demander - ; de part et d'autre un égal amour-propre, bientôt un malentendu douloureux, puis meurtrier. Il y a ce qu'on ne peut pas dire et ce qu'on ne veut pas faire, car il ne faut jamais faire cadeau de sa faiblesse а l'autre, il y a une attente folle et tenace, la découverte qu'on est pauvre, pauvre de désirs, il y a toutes les blessures qu'on peut faire au désir de l'autre et la souffrance qu'on découvre et qu'on refuse en même temps.  Patrice Chéreau, 1995 



Entretien avec Patrice Chéreau et Claude Stratz  

LE DÉSIR ET L'HOSTILITE

Claude Stratz:  Lors d'une reprise de la pièce а Nanterre, vous aviez fait figurer dans le programme le texte que Koltès avait écrit pour le prière d'insérer de "Dans la solitude des champs de coton": "si un chien rencontre un chat (...); si deux hommes, deux espèces contraires, sans histoire commune (...) se trouvent par fatalité face а face (...); il n'existe rien entre eux que de l'hostilité, qui n'est pas un sentiment, mais un acte, un acte d'ennemis; un acte de guerre sans motif." Aujourd'hui, vous ne souhaitez plus présenter le spectacle de cette façon.  
Patrice Chéreau:  Je ne me sens pas très а l'aise quand on cherche а expliquer la pièce par une hostilité fondamentale et une différence de nature entre les deux protagonistes. C'est une des composantes de l'histoire, parce que censément l'un est noir et l'autre est blanc, et je sais l'importance qu'avait pour Koltès une hostilité dictée simplement par, а laquelle il ne voulait surtout pas qu'on cherche de raisons psychologiques. Mais si ce texte sur les chiens et les chats me paraоt réducteur, c'est que je crois que la pièce a une vocation plus universelle et qu'elle comporte toutes les figures possibles d'une rencontre entre deux personnes. Ce que je critique en fait, c'est l'usage que j'en avais fait. Mettre un texte dans un programme, c'est toujours une manière de donner une clé au spectateur. Et ce prière d'insérer, qui remplit sa fonction dès lors qu'il s'agit d'allécher un lecteur qui ne connaоt rien de l'oeuvre, ne me semble pas pouvoir convenir а la Solitude. Il a l'inconvénient de privilégier cette hostilité par nature que je trouve impossible а jouer pendant une heure et demie, et surtout d'exclure toute idée de désir. Or le mot qui revient le plus dans la pièce, c'est le mot désir : je le prononce onze fois dans ma première réplique et le Client le reprend sept fois dans la sienne. Et а ma connaissance, il n'y a pas de désir entre un chien et un chat. En outre, c'est faire peu de cas d'une similitude paradoxale entre les deux personnages : même s'ils sont fondamentalement différents, ils partagent une même logique sophistiquée. Chacun entend parfaitement ce que l'autre dit ou veut dire et s'ils n'y répondent pas, ce n'est pas parce qu'ils ne se comprennent pas, mais parce qu'ils refusent de faire le cadeau а l'autre de l'intelligibilité de sa pensée - ou de son désir.  

Cette présentation de la Solitude comme développement d'une hostilité pure entre deux personnages serait une dénégation par rapport au thème du désir...  
Pour ma part, je le crois un peu: Bernard a mis beaucoup de paravents devant sa pièce. Nous sommes tous convaincus qu'elle ne doit pas raconter exclusivement une situation de drague, mais tant de moments du dialogue en retrouvent le mécanisme et c'est а nous d'élargir cette situation. Bernard a tout fait pour que l'échange du Dealer et du Client ne puisse jamais être assimilé а ce genre de relation. D'où le texte sur les chiens et les chats; d'où le fait que l'un est blanc et l'autre black; d'où le fait que, profondément intimidé par l'auteur, je me suis interdit la première fois de mettre en scène quoi que ce soit qui puisse renvoyer au désir. Pourtant, on ne se parlerait pas sur un plateau si le désir n'était а assouvir а travers l'autre - je ne dis pas que c'est forcément l'autre qu'on désire, mais l'objet du désir doit passer par une transaction avec l'autre. La pièce a pourtant beaucoup а voir - la preuve c'est que les personnages en plaisantent et qu'ils y font allusion par des doubles sens permanents - avec des situations érotisées. Ce n'en est probablement qu'un des sujets mais il est central, parce que secret, caché, et qu'il conduit le dialogue impérieusement.  

Le contenu de ce prière d'insérer - et notamment ce qui concerne l'animosité tragique, déraisonnable, qui surgit inéluctablement entre certains êtres - se rapproche beaucoup du point de vue que le Client exprime а plusieurs reprises dans la Solitude.  
A mon avis, le Client se rapproche beaucoup de la pensée de Koltès - beaucoup plus que le Dealer... Mais quand le Client développe des analyses paradoxales de ce genre, elles s'inscrivent dans le rapport de force qu'il entretient avec le Dealer. Elles dessinent son pessimisme profond. Ce ne sont pas des clés qu'il fournit en se réfugiant derrière la loi de l'espèce ou, а d'autres moments, derrière des lois physiques comme celle de la gravitation, mais plutôt une absence de clés: c'est а chaque fois une façon de nier ce qui lui arrive, ou ce qu'il a fait, une façon de refuser les aveux qui s'échappent de lui, sous le masque de l'hostilité radicale. Car le Client passe plus de la moitié de la pièce а nier puis а souffrir de ce que l'autre ait fait naоtre en lui un désir qu'il affirme ne pas connaоtre. A chaque étape il emploie des moyens différents pour ménager son orgueil, son amour propre, alors qu'il est en train de se transformer sous le regard du Dealer.  

UNE PIECE SUR LE REGARD

C'est une pièce sur le regard. Chacun des personnages existe par le regard de l'autre, est défini par l'image que l'autre lui renvoie: "Ce qui me répugne le plus au monde, dit le Client, c'est le regard de celui qui vous présume plein d'intentions illicites (...); du seul poids de ce regard sur moi, la virginité qui est en moi se sent soudain violée". C'est une pièce avec deux personnages dont on ne sait jamais vraiment qui ils sont, parce qu'ils n'existent qu'а travers l'image qu'ils se renvoient, ils ne sont rien d'autre que les rôles qu'ils s'attribuent. La première réplique de la pièce est sidérante, le Dealer ne dit pas : je suis ici avec de la marchandise а vendre, mais il attaque en interprétant le comportement de l'autre: "Si vous marchez dehors, а cette heure et en ce lieu, c'est que vous désirez quelque chose que vous n'avez pas, et cette chose, moi, je peux vous la fournir".  

D'emblée, il met l'autre dans la position du client et s'attribue le rôle du vendeur. L'enjeu de toute la pièce est alors posé : l'un va s'efforcer de jouer un rôle - qui sera contesté par l'autre - et l'autre se défendra de jouer le rôle qu'on lui prête. On peut lire toute la pièce comme un jeu de rôles - c'est lа qu'elle est profondément théâtrale.  
Il se donne aussi une identité dont il ne pourra plus se défaire...  

On peut dire que c'est une pièce sans psychologie, dans la mesure où les personnages n'ont pas une identité immuable, déjа constituée au début de la pièce et qui déterminerait leurs comportements. Peut-être que leur secret c'est qu'ils ne sont rien, c'est qu'on n'existe que dans une relation avec l'autre.  
Je le vois un peu autrement, parce que cette absence d'identité est presque impossible а mettre en scène: les enjeux de la représentation sont parfois un peu différents des enjeux de l'analyse...  

Il ne s'agit pas de jouer qu'on n'est rien - ce qui signifierait simplement ne rien jouer du tout - mais plutôt de jouer différents rôles en fonction de l'autre.  

LE RAPPORT DE FORCE

Ce sur quoi on peut s'appuyer, c'est sur la mise en infériorité de l'un ou de l'autre а différents moments du dialogue. Pour mettre en scène la pièce il faut que je trouve ce qui fait que de minute en minute la situation change, que je m'accroche а tout ce qui fait que psychologiquement chaque moment est unique, qu'il ne se reproduit pas, qu'une vérité surgit qui n'était pas lа avant. Je voudrais qu'on puisse faire le compte des points que les personnages gagnent ou perdent au fur et а mesure des arguments : а un moment c'est l'un qui gagne et l'autre qui a le dessous, puis celui qui était en train de perdre reprend le dessus. А coup de vérités successives et toujours provisoires.  

Dans cette nouvelle mise en scène, le rapport de force passe par une relation plus intime, un jeu moins extraverti.  
Dans les versions précédentes, nous étions très loin l'un de l'autre, très enfermés dans une hostilité l'un vis а vis de l'autre, et l'enjeu de la pièce tel que j'essaie de le retrouver avait probablement disparu. Le Client refusait tout en bloc et n'était perméable presque а aucun trouble. Le Dealer, lui, gagnait а tout coup, ce qui était - je m'en rends compte maintenant, une grande erreur que je n'avais pas consciemment voulue. Il y a une chose toujours assez mystérieuse dans ces pièces qui comportent plusieurs rôles d'une égale importance: il faut bien analyser qui est le leader, et ne pas se tromper, sans quoi on peut dénaturer complètement la pièce. Il ne faut pas que le Dealer mène constamment la pièce. Il faut que le leadership soit partagé car а partir d'un certain point - а partir du moment où il refuse la proposition du Dealer de "ramasser un désir qui traоne" - c'est le Client qui transforme la situation de façon très radicale. Je ne veux pas recommencer ce que j'ai fait dans les premières versions où le jeu était faussé car le Dealer, grâce а l'ironie, avait toujours la parade : le Client lui, abouti а des vérités bien plus implacables - de ces hypothèses définitives qui reviennent souvent dans les textes de Bernard et qui glacent un peu le sang. "Mais les sentiments ne s'échangent que contre leurs semblables; c'est un faux commerce avec de la fausse monnaie, un commerce de pauvre qui singe le commerce."  

Il faut absolument que ça ne soit jamais а sens unique: même si c'est le Dealer qui "tire le premier" et qu'а partir de lа l'autre doit se débattre avec ce rôle qu'on lui attribue, progressivement ils vont évoluer; le leadership bouge. Ce qui est intéressant c'est qu'ils se fassent mal mutuellement, et que le Dealer lui aussi sorte transformé de leur échange, révélé а lui-même, а son indigence et а sa pauvreté, qui n'a d'égale que celle du Client.  On peut dire que la pièce se termine par la défaite du Dealer et la victoire du Client. Le Dealer est dans une relation de demande très forte et le Client refuse jusqu'au bout de répondre а cette demande.  
C'est en effet la défaite du Dealer, car des deux, c'est celui qui ne voulait rien perdre. Or dans toutes les pièces, dans tous les films, celui qui gagne est celui qui n'a plus rien а perdre... Lа, c'est le Client. Il gagne parce qu'au terme d'épreuves terribles, il arrive - ce que je n'avais absolument pas montré dans les premières versions - а une sorte de sérénité, d'étrange acceptation, d'accord paradoxal avec lui même. La dernière réplique doit être d'une limpidité totale : "Essayez de m'atteindre, vous n'y arriverez pas" Il y a un reste d'hypothèse - " quand le sang coulerait..." - puis un futur,"le sang nous unira" : c'est la seule union que nous aurons. Il est très sыr, il est maоtre de lui. Et c'est un état qu'il atteint - si l'on veut être attentif aux métaphores, qui ne sont jamais gratuites - après s'être dépouillé de son vêtement, et accepté probablement l'hypothèse de sa propre mort. J'aimerais arriver cette fois а une relation un peu plus secrète et moins démonstrative entre les personnages. Je voudrais que les hésitations, le regard qu'on peut porter sur l'autre circulent un peu plus.  

UN LANGAGE A DOUBLE SENS

Toute la complexité de la pièce vient du fait que chacun multiplie les hypothèses sur ce que veut l'autre, sur le rôle que joue l'autre...  
C'est plus compliqué encore : ils font des hypothèses sur ce que veut l'autre, mais aussi des hypothèses sur eux-mêmes parce que ça leur permet d'avoir un langage а double sens, de faire des aveux qui n'apparaissent pas comme tels, car ils doivent garder des armes, même en risquant des hypothèses de plus en plus périlleuses. Ils en viennent а se servir d'aveux totalement sincères, comme des gens qui mentent tout le temps et qui а l'intérieur même du mensonge - car le mensonge est une arme - se mettent parfois а employer la vérité elle-même comme une arme.  C'est bouleversant parce que ça révèle une sorte de limite ou de difficulté а dire son désir; ce qui est bien le cas pour le Client puisque le véritable aveu qu'il fait, c'est sur l'absence de son désir, comme une stérilité, un gel : "Quoi qu'on me proposât, ç'aurait été comme le sillon d'un champ trop longtemps abandonné, il ne fait pas de différence entre les graines lorsqu'elles tombent sur lui ". C'est ce que lui dit le Dealer : je ne peux pas vous donner mon pantalon - c'est а dire : il y a du froid en vous et ce froid du désir, je sais où il est : а l'endroit du sexe.  Que ce soit а travers les métaphores ou les hypothèses, on est sans cesse au bord de la révélation d'un enjeu érotique du dialogue, comme dans ce passage où le Dealer dit que " le sexe d'un homme (...) se déplace doucement d'un lieu а un autre, jamais caché а un endroit précis mais visible lа où on ne le cherche pas".  Lа encore, c'est а l'intérieur d'une hypothèse que le Dealer délivre ses messages codés. Hypothèse que suit immédiatement la phrase : "Une supposition ne mérite pas que l'on s'affole pour elle" . Quand j'ai demandé а Bernard l'explication de ce passage, il m'a répondu que le Dealer - c'était l'époque où Isaac de Bankolé jouait le rôle - était un personnage tellement macho qu'il pouvait se permettre de dire : si j'étais pédé, voilа ce que je vous dirais. C'est le genre de barrières qu'il mettait devant sa pièce, ce qui en rend la matière particulièrement complexe et difficile а jouer.  

Comment mettre en scène une pièce où le langage fonctionne si souvent comme un déni par rapport а la situation?  
Tout ce qui est dit n'est pas а double sens, sans quoi on ne s'en sortirait pas. De temps en temps l'un des deux définit très exactement le comportement de l'autre : quand le Dealer dit "plus un vendeur est correct, plus l'acheteur est pervers, (...) mais son désir inavoué est exalté par le refus"; cela correspond précisément а ce que vient de faire le Client. Et lorsque le Client se plaint de ce que "tout geste qu'il prend comme un coup s'achève comme une caresse", il faut que le Dealer ait dit la réplique précédente de façon telle que cette interprétation soit juste. En outre, parmi les arguments qu'on réfute, se trouvent des arguments qu'on ne réfute jamais, ou qu'on se contente de corriger. La peur, par exemple, n'est jamais niée; le Client apporte un correctif en précisant simplement qu'elle est sыrement partagée. Toute chose qui n'a pas été niée devient ainsi une base sur laquelle on peut travailler. Il y aussi des arguments abandonnés : le Client dit qu'il n'a pas regardé le Dealer, puis il admet qu'il l'a regardé, enfin, espère que le Dealer l'a bien regardé. А la fin de la pièce, les personnages sont plus proches de leur propre sincérité, de leur propre logique. D'ailleurs les premières répliques sont plus tortueuses et les dernières beaucoup moins.  

LA MORT DU DÉSIR

On peut aussi dire que, sous forme de déni, il y a des aveux qui sont faits très tôt. Dès la première réplique du Client, tout est dit.  
Tout est nié, tu veux dire !  

La pièce devient vertigineuse quand les répliques fonctionnent а double sens, quand elles peuvent signifier une chose et son contraire. En rappelant, dans la définition qu'il a mise en exergue, le rôle de la "conversation а double sens" dans le deal, Koltès attire l'attention sur l'ambiguïté de la parole dans son texte. Dans sa première réplique, le Client nie tout, en effet, mais quand il dit: "ce que je désirerais vous ne l'auriez certainement pas. Mon désir, s'il en est un, si je vous l'exprimais, brыlerait votre visage", derrière l'hypothèse, derrière le conditionnel, il me semble que le Client fait l'aveu d'un désir immense, un aveu pour qui veut bien l'entendre. Il tend une perche, а l'autre de la saisir. Dans sa troisième réplique, le Dealer laisse entendre au Client (qui vient de nier tout désir illicite) qu'il pourrait peut-être s'énerver, il le menace de devenir violent et de ne plus maоtriser ses mots : "Mais je tiens ma langue, comme un étalon par la bride pour qu'il ne se jette pas sur la jument, car si je lâchais la bride (...) mes mots me désarçonneraient moi-même et se jetteraient vers l'horizon avec la violence d'un cheval arabe". Lа aussi la parole est ambiguл : le Dealer menace le Client d'une grande violence verbale, mais il évoque aussi une autre violence, celle d'un désir érotique (l'étalon qui se jette sur la jument), un désir tel que son aveu le désarçonnerait. Cet aveu caché, il l'a d'ailleurs préparé en avertissant qu'il avait "le langage de celui qui ne se fait pas reconnaоtre", c'est а dire un langage codé. Derrière les menaces, le Dealer fait un aveu, lui aussi tend une perche pour engager l'autre а parler.  
Tu as raison... ça donne du sens а une phrase que je ne sais pas comment dire en ce moment: moi, j'ai le langage de celui qui ne se fait pas reconnaоtre" - et c'est en rapport avec la composante sexuelle de l'image de l'étalon et de la jument.  Le Dealer n'arrête pas d'inviter l'autre а lui demander quelque chose, c'est lui qui est demandeur, le vrai client c'est lui, et il s'empresse de le nier en s'attribuant le rôle du vendeur. La pièce est diabolique: le jeu de rôles commence par un déni. Le Client qui soupçonne l'imposture, va s'efforcer de le démasquer, va multiplier les hypothèses, lui prêter différents rôles. Il le soupçonne d'abord d'être une brute qui va le frapper et le voler, puis d'être un faux bandit, un homme de loi déguisé en bandit (comme un flic déguisé en truand pour piéger les truands) et la peur aiguisant son imagination, il le voit comme un représentant de la loi, comme un juge qui l'accuse et le condamne et devant qui il se sent coupable. On pense а Dostoïevski et а Kafka.  

Ce déni du désir que vous repérez tous deux chez les personnages évoque Marivaux.  
Oui, mais cela se joue dans une autre zone, parce que j'ai l'impression que la pièce parle aussi de la mort du désir, de cette absence du désir que le Dealer repère chez le Client et que celui-ci ne nie pas. D'ailleurs, dans ce rêve fou que fait le Client d'un désir qui, " s'il l'exprimait" "brыlerait" l'autre, lui ferait "retirer les mains avec un cri " et s' enfuir dans l'obscurité", c'est un peu l'argument de quelqu'un dont le désir vient а manquer, et qui dit : le jour où je désirerai, ce sera tellement explosif, tellement violent, que personne ne pourra le supporter. C'est pourquoi il préfère s'abstenir. Le Dealer, а l'inverse désire quelque chose de l'autre, ou désire l'autre, il est dans une demande folle, et leur rencontre est brusquement transformée par le fait que le Client retrouve peu а peu du désir ou s'en redécouvre un et que vers la fin de la pièce, а l'absence de désir ils substituent l'hostilité la plus radicale, et la guerre.  

...qui est un désir?  
...qui est un désir qu'on peut assouvir, comme le dit François Regnault dans "Passage de Koltès" (livre de François Regnault). Ils le font en s'entretuant.  

LA RADICALITE DU CLIENT

Dans cette nouvelle version le Client est beaucoup moins sur la défensive, et il devient un personnage d'autant plus inquiétant que son agressivité est moins épidermique.  
Il est sыrement plus inquiétant que l'autre parce qu'il est plus secret. Le Dealer parle peut-être un tout petit peu trop... Le Client, lui, se déchire plus, puis se donne les moyens d'une hostilité profonde, radicale enfin d'une haine totale. C'est ainsi qu'il réagit au porte-а-faux dans lequel il se trouve - puisqu'il rappelle sans cesse qu'il n'appartient pas а ce lieu, а cette heure. Les règles qu'il édicte dans sa plus longue réplique, qui sont des règles de nature, sont impitoyables: "Si vous m'avez abordé c'est que vous voulez me frapper". Ce sont des choses terribles а dire parce qu'elles semblent ancrées en lui - mais il s'en sert en même temps pour nier être venu chercher autre chose en ce lieu. Cette loi de la jungle qu'il dénonce, il l'impute а l'autre mais c'est toujours lui qui la formule. Le Dealer n'y fait allusion que pour dire qu'il ne s'y conformera pas.  

Il est plus ambigu que cela. Il ne dément pas franchement, il laisse ouverte la possibilité de la violence, d'un "rapport sauvage dans l'obscurité". Il se sert de toutes les armes pour faire parler l'autre.  
J'ai tendance а penser que le Client est le plus radical dans ses considérations. D'ailleurs, si on retire les quatre dernières répliques - qui sont une ultime vérification avant de se battre, comme en musique une strette où on joue encore une fois les deux thèmes а toute vitesse : = (1) "Le malentendu, le mensonge durent jusqu'а la fin, jusqu'а la fusion dans l'objet enfin nommé du désir, nommé cependant dans une question qui relancerait encore le dialogue а l'infini si la réponse n'était déjа dans la question même, "Alors quelle arme ?", et si le désir n'était assouvi dans son aliénation." "Vous n'avez rien dit? je n'ai rien dit. Et vous, vous n'avez rien demandé? Non , je n'ai rien demandé " - c'est lui qui a le dernier mot de la pièce : "Essayez de m'atteindre, vous n'y arriverez pas; essayez de me blesser : quand le sang coulerait ce serait des deux côtés et inéluctablement, le sang nous unira (...) il n'y a pas d'amour, il n'y a pas d'amour. Non, vous ne pourrez rien atteindre qui ne le soit déjа...". C'est la vérité а laquelle l'un des deux arrive. Et lа, il n'y a plus de faux semblant.  

L'AFFRONTEMENT

Pendant longtemps le Dealer résiste а l'hostilité pure que propose le Client : il refuse de "se fâcher". Puis, а la fin de la pièce, il semble gagné par la logique du Client et se tourne lui aussi vers l'affrontement : "Maintenant il est trop tard : le compte est entamé et il faudra bien qu'il soit apuré". Voyez-vous cela comme une "bascule " de la pièce?  
Le Client vient de faire une tentative pour remettre encore une fois les choses а plat : "je ne veux, moi, ni vous insulter ni vous plaire (...) je veux être zéro..." Et lа, brusquement, arrive de la part du Dealer le constat d'une situation irrémédiable: il est trop tard, il faut payer. Ça fait longtemps qu'il fait l'article, il y a une dette. Mais aucun des deux n'est gagné par la logique de l'autre, jamais. C'est le contraire : plus le temps passe et plus la logique de l'autre apparaоt absolument inacceptable.  

Cette "chose (...) dont le vendeur ne se doute pas", cette chose que le Client "veut" et qu'il "obtiendra finalement", est ce la mort? Y a-t-il, comme pour Koch et d'une certaine façon pour Charles dans "Quai ouest", une demande de mort de sa part?  
C'est peut-être plus compliqué. Ce que dit le Client, c'est : si la mort doit venir je ne me déroberai pas. S'il n'est pas de la race de ceux qui attaquent en premier, comme il vient de le préciser; il attaque très bien en second, et il rendra coup pour coup. Je ne vois pas le rapport avec Koch qui veut se tuer dès le début...  

On a l'impression que Koch cherche pendant toute la pièce la personne qui va lui donner la mort; il la reconnaоt instantanément en Abad; et il prononce des phrases sur la haine, sur la différence radicale - "Il faudrait interdire les rencontres; (...)" Il faudrait se haïr vraiment (...), non pas comme un pauvre type hait un homme du monde, mais comme la peau hait le vitriol" - qui se rapprochent de ce que dit le Client.  
De ce qu'il dit а la fin de la pièce, pas au début. Il ne faut pas oublier que dans une pièce les personnages se révèlent а eux mêmes; ils ne terminent pas avec la même logique qu'au début.  

Le Client, c'est celui qui a peur, qui redoute l'autre. Il voit d'abord le Dealer comme un bandit qui va le voler, puis comme un juge devant lequel il se sent coupable. Il fait plusieurs hypothèses sur ses intentions et finit par se persuader que l'autre va le tuer. Il n'y a pas d'affrontement au départ, c'est le Client qui se met d'emblée sur la défensive, il suppose l'hostilité de l'autre а son égard et va finalement rendre l'affrontement inéluctable. La pièce raconte un malentendu. Le Dealer l'a mis dans la position du Client et lui met le Dealer dans la position du meurtrier. La relation entre les deux personnages est une relation imaginaire qui finit par devenir mortelle.  

LE BLANC ET LE BLACK

Même s'il y a un jeu de rôle où les personnages sont définis l'un par l'autre, chacun d'eux est aussi caractérisé par Koltès. Par exemple, c'est toujours le Client qui fait allusion а la différence de race et le Dealer réfute ces différences (" il faut pas juger un homme а son habit, non а son visage, ni а ses bras, ni а sa peau"). Face а la radicalité et au nihilisme du Client, le Dealer n'apparaоt-il pas beaucoup plus "humaniste"?  
Ce sont typiquement des phrases dites par un Black : il faut juger un homme а ce qu'il est devenu, pas а l'injustice de sa naissance. Mais c'est quand même le Dealer qui traite le Client de "poule déplumée" et lui dit : "Votre odeur а vous ne me fut point familière".  

Les différencient aussi ses références constantes que le Dealer fait а sa mère, alors que le Client se dit tout juste "sorti d'une femelle".  
Le Dealer a une mère - qui lui a fait "des frères en nombre incalculable comme une crise de hoquet après un grand repas " - une basse-cour, et aussi des souvenirs, ce qui l'oppose radicalement au Client qui hait la mémoire et la nostalgie, et le dit а plusieurs reprises : "regretter quelque chose et se souvenir qu'on ne l'a pas sont tous deux également accablants". Bref, le Dealer a des racines, une famille, une mémoire. Le client, lui, est un desperado.  

Comme si le fait d'être noir était moins une condition naturelle qu'une figure d'humanité, de lien...  
Si on laisse de côté le fait que le personnage est noir (ce qui est indubitable), il reste un personnage qui revendique son appartenance а une sorte de descendance, а qui importe les souvenirs et la mémoire, face а un autre qui a coupé les ponts et a fait la politique de la terre brыlée. C'est cela qu'il faut jouer - ce qui implique aussi une sorte d'innocence perdue, bouleversante chez le Client. Les références а l'enfance sont fondamentales chez lui: " je ne me suis pas glissé dans l'obscurité comme un voleur (...) mais j'y ai été surpris et j'ai crié, comme un enfant dans son lit dont la veilleuse tout а coup s'éteint". A l'intérieur du Client, on ne sait pas où, il y a un petit enfant perdu... Et aussi une pureté perdue, comme il le dit lui-même: il ne nie pas le mot virginité. Il a la sensation d'un désir qui s'est échappé brusquement de lui sans qu'il le veuille "un désir comme du sang а vos pieds a coulé hors de moi". Un désir qu'il ne connaissait pas... C'est une situation nouvelle pour lui et troublante. Et il avoue cette souffrance d'avoir compris un désir qu'il ne soupçonnait pas et qui le terrasse.  

LA VIOLENCE DES SENTIMENTS

Qu'est-ce qui amène cet aveu ?  
Je pense - mais c'est une hypothèse - que ce Dealer n'a pas obtenu par les arguments, il le provoque en montrant sa souffrance. Cette souffrance qui est celle d'être négligé - cette torture d'une terrible cruauté : qu'on vous regarde et qu'on arrête de vous regarder, que le regard reste inachevé ou vous fasse inachevé - "comme une lettre qu'on a commencé et qu'on froisse brutalement", provoque chez le Client une souffrance égale. Non par osmose, mais par ricochet; non parce qu'il la comprend, mais parce qu'il ne l'a comprend pas: "Vous êtes un bandit trop étrange, qui (...) tarde trop а voler" (il s'attendait donc а être volé), "un maraudeur (...) qui s'introduit la nuit dans le verger" - une image stupéfiante dans la bouche du Client, comme s'il disait au Dealer, juste après cette explosion de souffrance de sa part : vous voulez me violer et vous ne le faites pas. Je ne dis pas qu'il y ait entre eux une relation amoureuse, mais ça a quand même étrangement а voir avec les malentendus d'une vie amoureuse, où la souffrance d'un des partenaires peut être ressentie par l'autre comme une atteinte, un chantage intolérable qu'on lui fait. Ce sont ces ambiguïtés que j'essaie de réintroduire dans le spectacle. Enfin le Dealer a provoqué la crise en lui disant soudain : "Et parce que je vois le vôtre (votre désir) apparaоtre comme de la salive au coin des lèvres que vos lèvres ravalent, j'attendrai qu'il coule le long de votre menton et que vous le crachiez avant de vous tendre un mouchoir".  

Vous parliez en répétition du Dealer comme d'un personnage plus "sentimental" que le Client. Cela ne correspond-il pas а une tension de l'oeuvre de Koltès entre une certaine sentimentalité et un refoulement violent de cette sentimentalité ?  ??!  Dans certaines scènes, comme celle entre Léone et Alboury dans Combat de nègre et de chiens, comme la dernière déclaration de Claire а Charles dans Quai ouest, les sentiments d'amour s'expriment beaucoup plus librement, presque avec effusion - même si ces scènes sont cadrées et pour ainsi dire dénoncées par le tour que prend la pièce par la suite.  
Je ne vois pas beaucoup de sentimentalité chez Koltès - dans les mises en scène que j'en ai faites, peut-être, parce que je suis naturellement sentimental... Ce mot d'ailleurs est gênant; il convient mal а ses pièces. Je l'ai employé en répétition parce qu'il m'arrive de lutter contre mon propre sentimentalisme. Chez le Client en tout cas, il y a un refus des sentiments - il le dit : c'est pour lui de la monnaie de singe, comme si les sentiments échangés étaient trop cheap, que les échanges entre les êtres devaient appartenir а une espèce plus profonde et plus rare. L'amour de Claire pour Charles dans Quai ouest par exemple est total: elle se donne а lui entièrement, elle se voue а lui, c'est une vraie scène d'amour, une scène d'adieu, que Koltès a écrite comme une variation sur la chanson de Ray Charles : "Come shine or come rain". Ce n'est même plus de l'ordre de ce que le Client appelle des sentiments, il s'agit de pulsions autrement plus violentes.  Il n'y a pas de sentimentalité chez Koltès, mais une violence des sentiments.  

UN DIALOGUE DE SOURDS

Si, dans cette nouvelle version, c'est en quelque sorte le Client qui gagne, comment voyez-vous la fin pour le Dealer ?  
Aux deux tiers de la pièce, le Dealer semble avoir pris le dessus, mais je pense qu'il fait un mauvais usage de sa victoire. En fait, le Client le voit comme un gagneur, un juge redoutable, mais lui-même sait bien qu'il est en train de perdre. Et lorsque le Client fait ses aveux - d'abord au conditionnel : "je me serais approché de vous, je vous aurais regardé , puis en abandonnant même la forme hypothétique: "j'attendais de vous et le goыt de désirer, et l'idée d'un désir, l'objet, le prix, et la satisfaction" - le Dealer est dans l'impossibilité de répondre а cette demande si lourde, si radicale. Il est condamné а conserver le rôle de vendeur et а maintenir l'autre dans son rôle d'acheteur, condamné а ce que le rapport entre eux reste le même : "Puisqu'а tout prix je dois vendre et qu'а tout prix il vous faudra acheter..." C'est un dialogue de sourds.  Le Client vient d'admettre enfin qu'il lui est impossible de demander quelque chose - "je serais venu а vous; mesurant tranquillement la mollesse du rythme de mon sang dans mes veines, avec la question de savoir si cette mollesse lа allait être excitée ou tarie ". Le Dealer l'a-t-il entendu? Je ne sais pas. En disant qu'il accepterait n'importe quel désir, qu'il attendait tout, le Client tend une perche qui ne peut se saisir que d'une seule façon, mais le Dealer ne le fait pas. Un peu plus tard le Client dira, au passé cette fois : "Des désirs j'en avais, ils sont tombés autour de nous, on les a piétinés; (...) il vous aurait suffi de vous baisser pour en ramasser par poignées; mais vous les avez laissé rouler vers le caniveau". On rentre dans l'irrémédiable. C'est comme dans un rapport amoureux quelqu'un qui dit: tu as laissé passer l'occasion; c'est une façon terrible de dire qu'elle ne se représentera jamais. 

Propos recueillis par Anne-Françoise Benhamou pendant les répétitions de "Dans la solitude des champs de coton", avril 1995. 





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